10
Quelques jours après l’enterrement d’Eleanor, Alice sortit tôt de chez elle et partit en voiture pour Ramsford, où elle prit le train du matin en direction de Londres.
L’accident de Cap La Hague avait entraîné de nombreux changements, et notamment la diminution du nombre de trains s’arrêtant à Ramsford. Dans le mois qui avait suivi la fusion du surgénérateur français, la compagnie de chemins de fer régionaux avait réduit ses services de moitié. Alice avait toujours considéré la gare comme une charmante anomalie : le bourg n’avait qu’une importance locale, et Londres était trop loin pour que les gens aillent y travailler tous les jours, bien que le bourg soit sur la ligne de Paddington. Au village on disait que, un an auparavant encore, il avait été question d’améliorer le service de trains – tant de gens avaient quitté Londres pour s’installer à Ramsford ! Mais depuis, tout avait changé. Désormais, le Wiltshire se dépeuplait, et la compagnie de chemins de fer avait encore accéléré le processus en rendant ainsi encore plus difficiles les conditions de vie dans la région.
Toutefois, il restait encore quelques trains ; comme ils étaient pratiquement tous au départ de Plymouth, ils comportaient généralement un buffet ou un wagon-restaurant. Alice se rendit tout droit au buffet et s’offrit un sandwich au bacon accompagné d’une tasse de thé.
La dépression et le sentiment de persécution qui avaient coïncidé avec le décès d’Eleanor s’étaient dissipés ; elle avait l’impression d’être à nouveau elle-même. Ses voyages à Londres avaient souvent cet effet-là sur elle. Après tout, c’était sa ville natale, et elle n’avait jamais vraiment cessé de l’aimer. À une certaine époque, dans les moments où elle ne supportait plus la solitude, elle s’était maudite d’en être partie ; mais les jours comme celui-ci, elle se disait qu’en fait elle gagnait sur les deux tableaux.
Elle arriva à la gare de Paddington avec trois heures d’avance sur son rendez-vous avec Granville ; elle traîna donc chez le libraire et feuilleta les magazines en songeant que, sur le nombre, il y en avait décidément bien peu de disponibles chez le marchand de journaux du village. Elle remarqua plusieurs titres qu’elle ne connaissait pas. Si seulement elle avait eu plus d’argent ! Elles lui manquaient, ces futilités sur papier glacé qui jadis faisaient partie intégrante de sa vie.
Alice s’arrêta boire un café dans un bar, puis, comme elle avait toujours du temps devant elle, décida de rendre une visite surprise à Harriet.
Elle n’avait pas vu sa directrice littéraire depuis des semaines ; dans l’intervalle, leurs conversations téléphoniques avaient été courtes et, en ce qui concernait Alice, plutôt réservées.
Elle gagna à pied le bureau de Harriet, un peu parce qu’elle avait tout son temps mais aussi parce que Londres avait sur elle un effet tonique. Alice avait beau aimer la campagne, elle se savait citadine dans l’âme. Elle avait l’impression de pouvoir enfin respirer librement, ce qui était plutôt paradoxal : généralement, quand on s’installait à la campagne, c’était pour profiter du bon air. Depuis l’accident, Alice ne pouvait plus respirer à fond. Lorsqu’elle était à l’air libre, elle n’arrivait pas à se décontracter. Elle se retenait d’inspirer profondément, comme un enfant qui marche sur la pointe des pieds. Attitude injustifiée, naturellement. C’était les premiers jours que le risque avait été le plus grand, quand on ne connaissait pas encore la gravité de l’accident. Londres l’avait échappé belle. Ce bon vieux Londres tout crasseux, avec ses gaz d’échappement, sa poussière et ses rues encombrées, avait été épargné par les retombées. La ville était plus malsaine que jamais ; pourtant, sans refuser de voir la réalité, Alice aimait son odeur.
Harriet avait son bureau dans une grande maison jumelle donnant sur une petite place, non loin du British Muséum. Un coursier à moto entra en la bousculant au moment où elle passait la porte ; il avait une carrure impressionnante, mais son casque et son blouson de cuir en faisaient un être anonyme. Passé la porte, on pénétrait dans une zone de sécurité ; un vigile en uniforme vérifia le contenu de son sac avant de promener sur son corps un détecteur de métaux. Le cadran de l’engin afficha quelque chose, mais l’homme ne parut pas y prendre garde ; il lui remit un badge et attendit qu’elle l’ait épinglé à son revers pour la laisser entrer.
La réception proprement dite se résumait à un bureau dressé sous le vaste escalier et encombré de volumineux paquets portant l’adresse d’un imprimeur ou attendant un coursier.
« Est-ce que je peux voir Harriet Blair ? demanda Alice à la dame installée derrière le bureau.
— Vous avez rendez-vous ?
— Non, je passais par là, c’est tout.
— Il me semble qu’elle est en réunion. » La réceptionniste décrocha le téléphone intérieur.
« C’est de la part de qui ?
— Alice Stockton. Non, dites que c’est de la part d’Alice Hazledine. »
Il y eut un silence, puis la réceptionniste dit dans le combiné : « Il y a une Mlle Hazledine à la réception qui voudrait voir Harriet. Merci. » Elle releva les yeux et dit à Alice : « On est allé voir. »
Des pas lourds résonnèrent dans l’escalier au-dessus de leurs têtes, et un jeune homme qu’Alice se souvenait vaguement d’avoir rencontré au département livres d’art passa à toute allure. Il tenait un grand carton supportant une illustration de couverture, tache de couleur attirante à peine entr’aperçue. Ils échangèrent un regard prudent signifiant qu’ils se reconnaissaient mutuellement. Le jeune homme lui adressa un sourire ambigu et disparut derrière la porte qui s’ouvrait à côté de la réception.
Il n’y avait pas si longtemps que son dernier livre était sorti, et qu’elle avait elle aussi suivi tout le processus éditorial. Alice se rendait bien compte que le jeune homme ne savait plus très bien qui elle était, et d’ailleurs elle-même ne se rappelait pas son nom. C’était par précaution qu’il avait fait semblant de la reconnaître.
« Entendu. » La réceptionniste raccrocha et reprit à l’intention d’Alice : « Harriet est avec un de nos auteurs. Désirez-vous lui laisser un message ?
— Non, pas vraiment. Pourriez-vous lui dire que je suis passée lui dire bonjour ? Rien d’important. »
La femme gribouilla consciencieusement sur son bloc à messages, demanda à Alice de lui redonner son nom, puis se détourna pour prendre un appel téléphonique.
Une fois ressortie dans la rue, Alice s’emporta contre elle-même et contre Harriet. Mais surtout contre elle-même. Elle savait très bien qu’on ne passait pas chez les éditeurs comme cela, sans prévenir, même si on habitait loin de Londres, même exceptionnellement. Ils étaient toujours occupés à autre chose. « Un de nos auteurs. » Alice se demanda lequel. Si ces salauds du ministère ne lui avaient pas volé son livre, ç’aurait pu être elle. Elle s’était toujours bien entendue avec Harriet sur le plan personnel, et à l’époque où son dernier livre franchissait toutes les étapes de la publication, elle était souvent venue la voir à son bureau.
Mais cela, c’était avant, lorsqu’elle n’habitait qu’à un quart d’heure du centre de Londres. Il n’y avait pas de vigiles à l’entrée, en ce temps-là, et Betty, la réceptionniste, la connaissait de vue. Il y avait trop longtemps qu’elle était partie et elle habitait trop loin. Quand on travaillait à Londres, on ne savait pas ce que c’était que mettre ses derniers sous dans une expédition d’une journée en ville. Harriet avait-elle même su qui la demandait à la réception ?
Aucune importance, aucune importance.
Au moins avait-elle rendez-vous avec Granville. Elle aurait bien dû s’y rendre directement.
Alice arriva délibérément cinq minutes en retard, histoire d’en remontrer inutilement à son agent, mais celui-ci la fit tout de même attendre. Son bureau était situé au deuxième étage d’un immeuble datant du XIXe siècle dans le quartier de High Holbom. L’endroit paraissait petit quand on se tenait dans l’entrée, mais une fois passé la réception, on se retrouvait dans un véritable dédale de bureaux et de couloirs encombrés d’appareils ultra-modernes.
Par opposition au reste, la réception faisait consciencieusement « littéraire ». On avait dressé le long d’un mur une vitrine dont les étagères supportaient les œuvres les plus récentes des clients de l’agence. Alice reconnut la plupart des noms et des titres. Elle avait toujours l’impression que les autres clients étaient plus célèbres qu’elle, qu’ils avaient mieux réussi. Deux de ces ouvrages au moins avaient été des best-sellers, peu de temps auparavant, et les autres avaient bénéficié d’une bonne couverture dans la presse. Jamais elle n’avait vu un de ses propres livres dans cette vitrine, mais pour être honnête, il fallait dire qu’elle n’avait pas rendu visite à Granville à l’époque de la sortie de son dernier ouvrage.
Sur un autre mur figuraient de nombreuses photos d’auteurs. Il s’agissait d’une plaisanterie bien connue, qui circulait même parmi le personnel de l’agence. Seuls les auteurs décédés y avaient droit. Tout le monde le savait, là étaient les plus gros bénéfices. Les auteurs ne rapportaient vraiment qu’après leur mort. L’édition serait un secteur à la fois plus prospère et plus facile à gouverner si tous les écrivains étaient morts au départ.
Assise sans bouger dans l’entrée, Alice se demanda si cette semaine-là, la photo d’Eleanor ferait son apparition sur un mur chez quelque autre agent littéraire.
Enfin on lui donna le feu vert. Comme elle connaissait le chemin, Alice emprunta seule le premier couloir menant au bureau de Granville, mais il vint à sa rencontre et la serra dans ses bras avec effusion. Elle le regretta. Granville avait dix ans de moins qu’elle, et quand il se comportait ainsi, elle avait l’impression d’être sa tante.
« J’ai quelque chose à vous annoncer ! » lança-t-il en tournant vers elle un visage rayonnant. Il rentra dans son bureau, Alice sur ses talons, et referma la porte.
« J’espère que ce sont de bonnes nouvelles, fit Alice.
— Asseyez-vous. » Il indiqua du geste le fauteuil réservé aux visiteurs. « Voulez-vous une tasse de café ?
— Dans un petit moment, peut-être. Dites-moi d’abord de quoi il s’agit.
— Il y a quelques minutes à peine, j’étais en ligne avec Stackpole. Il m’a donné bon espoir de… » Le téléphone sonna et l’agent s’interrompit. « Oui ? Bon, passez-le-moi. »
Alice s’enfonça dans son fauteuil le temps que Granville réponde à son correspondant. C’était toujours la même chose ; jamais elle ne pouvait avoir toute son attention.
Granville dut lire sur ses traits, car dès qu’il eut fini de parler il décrocha le téléphone intérieur.
« Ne me passez plus d’appels, dit-il. Je vais être occupé un moment. » Il replaça le combiné sur son support et reprit : « Je crois que Stackpole est prêt à vous rendre le manuscrit.
— Formidable !
— Ma foi, oui, en effet. Mais dans un premier temps, il ne veut en lâcher qu’une partie. Vous pouvez en avoir un bout tout de suite, mais ils veulent garder le reste un peu plus longtemps.
— Jusqu’à quand ?
— Il n’a pas voulu me le dire.
— Et l’interdiction ? s’enquit Alice.
— Elle reste valable pour le moment.
— Alors, à quoi bon en récupérer un morceau ? Je ne pourrai rien en faire, en admettant qu’on puisse faire quelque chose d’un fragment de livre !
— Pour l’instant, on en est là. »
Elle soupira bruyamment en lançant un regard furibond à Granville. Ce dernier farfouillait dans les papiers qui jonchaient son bureau. Depuis le début de cette affaire, leurs relations avaient changé ; la différence était minime, mais perceptible. Elle continuait de lui reprocher la perte de son livre, et il le savait. En même temps, tous deux savaient très bien que ce n’était pas vraiment de la faute de l’agent, même indirectement. À la lecture de la lettre officielle qu’elle avait reçue, on avait l’impression qu’ils avaient toujours connu l’existence et la teneur de ce livre – même lorsqu’elle était encore en train de l’écrire, croyait-elle comprendre obscurément. Le fait que Granville l’ait expédié aux États-Unis pourvu d’une étiquette descriptive n’avait donc guère d’importance, finalement. D’ailleurs, ils n’en parlaient plus, de cette étiquette, (contenu : manuscrit, peut être ouvert pour inspection.) Mais elle demeurait toujours en arrière-plan, et à cause d’elle l’agent était constamment sur la défensive. Se sachant en tort, il se faisait simple porte-parole des véritables responsables, à savoir les fonctionnaires ; l’irritation d’Alice s’en trouvait, à juste titre, d’autant plus renforcée. Pourtant, elle ressentait une espèce de satisfaction amère à l’idée que son cas avait amené certains changements.
L’agence n’utilisait plus cette fameuse étiquette.
« Ce n’est pas tout, poursuivit Granville. Vous allez être contente. J’ai parlé de votre situation délicate à Harriet, et elle a réussi à convaincre son comptable de payer le solde de votre à-valoir. Sans conditions. Manifestement, ils partent du principe que le manuscrit sera restitué rapidement.
— Ah, tant mieux ! » De l’argent, de l’argent ! Ça faisait une sacrée différence ! « J’y comptais bien un peu, mais je n’osais pas trop insister.
— C’est arrivé ce matin par courrier spécial. On est en train d’enregistrer votre chèque. Vous pourrez passer le prendre avant de partir.
— Merci, Granville !
— C’est Harriet qu’il faut remercier. Franchement, je ne sais pas comment elle a fait. Depuis le rachat, je ne connais pas d’éditeur qui soit aussi près de ses sous sur la place.
— Je l’appellerai dès que je serai rentrée. »
Elle ne put s’empêcher de sourire. Un problème de résolu, du moins provisoirement. Il y avait des semaines qu’elle reportait certaines dépenses, modestes mais nécessaires. Parmi ses priorités, il y avait une nouvelle visite chez le vétérinaire, pour le chat. Jusqu’à présent, ce n’était même pas envisageable. C’était une priorité pour elle, mais elle avait bien conscience que cela ne pèserait pas lourd sur la conscience d’un éditeur. Et puis, elle voulait aller chez le coiffeur. Les factures allaient enfin être payées. Elle ferait un voyage à Marlborough pour remplir le congélateur. Finalement, on avait tort de se faire autant de souci pour les questions d’argent.
« Stackpole m’a reparlé d’éventuelles copies du manuscrit. Vous les avez bien toutes détruites, n’est-ce pas ?
— Oui, naturellement. Vous m’avez déjà dit ça il y a longtemps. » Elle sentit la colère sourdre en elle. « Et puis de toute façon, Stackpole sait très bien que je les ai détruites.
— Ah bon ? Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— On s’est introduit chez moi pour me voler les disquettes. Celles qui contenaient le manuscrit. Après votre coup de téléphone, je les avais effacées. Mais on les a prises quand même.
— On n’a rien volé d’autre ?
— Non, rien que ces deux-là. »
Granville prit un air sérieux. « Alice, je suis sincèrement désolé. Je ne m’étais pas rendu compte. Vous êtes sûre qu’il ne s’agissait pas d’un cambriolage ordinaire ? Vous avez appelé la police ?
— Mais non. Je savais bien que ce n’était pas l’œuvre d’un cambrioleur. Et je peux le prouver. Parce que je les ai retrouvées trois jours plus tard. Celui qui les avait prises les a remises en place. »
Granville avait écrit quelque chose sur son bloc-notes pendant qu’elle parlait. « Vous avez une preuve incontestable ? Vous avez vu quelqu’un ?
— Non, les deux fois cela s’est passé en mon absence. Ce qui est bien pire, d’ailleurs, parce que cela signifie qu’ils surveillaient ma maison. »
Elle n’avait même pas osé s’assurer que les bonnes disquettes étaient toujours dans sa voiture. Sachant que les hommes de Stackpole observaient ses allées et venues, ils pouvaient tout aussi bien être au courant de ses moindres faits et gestes. Quoi qu’il en soit, ces disquettes n’avaient qu’une importance symbolique. Elle ne pouvait rien en faire, de toute façon. Tant qu’elle les croyait toujours dans leur cachette, elles étaient en sécurité, du moins dans un certain sens.
On leur apporta du café et Granville lui demanda si elle avait des idées pour un nouveau livre.
« Il se trouve que oui, répondit Alice. Bien sûr, ce n’est plus aussi urgent, maintenant que j’ai été payée pour le dernier. J’allais justement vous demander… Enfin, si vous pouviez essayer de le vendre dès maintenant, sur résumé. Mais je pense qu’à présent je peux tenir quelques mois. Ou alors, vous pourriez tout de même…
— Je suis toujours disposé à essayer. Quel genre de livre voyez-vous ?
— C’est un peu un problème. Je ne sais pas encore si j’aurai assez de matière pour faire un livre entier. En temps normal, j’aurais mené toutes les recherches nécessaires avant d’envoyer un résumé, mais j’avais un tel besoin d’argent… »
Granville lui souriait d’un air encourageant. Le Granville habituel était de retour, celui qui la rendait immanquablement nerveuse en s’efforçant de la mettre à l’aise.
« Continuez, insista-t-il.
— Bon. » Depuis quelques jours, Alice cherchait le moyen de présenter son idée sous un jour intéressant. « Voyez-vous, une de mes amies a été assassinée il y a quinze jours. Une femme dont j’ai fait la connaissance à la campagne.
— Vous voulez parler d’Eleanor Taylor ?
— Traynor ! corrigea Alice.
— Oui. Comment se fait-il que vous la connaissiez ?
— On en a parlé aux informations télévisées. J’ai pensé à vous. Vous habitiez le même village, n’est-ce pas ?
— À moins de deux cents mètres l’une de l’autre. C’était une femme formidable, une interlocutrice passionnante, on sentait bien qu’elle avait plus de facettes qu’on ne pourrait jamais en découvrir, et après sa mort je me suis mise à réfléchir. Enfin, j’avais déjà commencé avant. » Si seulement Granville l’écoutait moins attentivement ! « Elle était écrivain. Je ne sais pas très bien de quoi traitaient ses livres parce qu’elle ne voulait jamais en parler, mais elle a été plusieurs fois publiée. Je peux me renseigner là-dessus en…
— Il y a quelqu’un que vous devriez rencontrer, coupa Granville. Un de mes auteurs, qui est en rapport avec le C.N.D., pense qu’il s’agit d’un assassinat politique. Apparemment, elle était active au sein du mouvement antinucléaire.
— C’est ce qu’elle disait. Je croyais qu’elle s’était impliquée uniquement après l’accident.
— Non, il semble que ça remonte à bien avant. Elle participait aux marches d’Aldermaston. »
Alice se rendit compte qu’elle savait vraiment peu de chose sur le compte d’Eleanor. Même Granville semblait mieux informé. Et cet autre auteur ? Allait-il écrire un livre sur elle ?
« Ce n’est pas ainsi que je la voyais, reprit-elle enfin. C’était seulement une amie, une proche. Elle était gentille avec moi, et elle m’intriguait aussi. Je m’émerveillais toujours de l’étendue de ses connaissances. Je ne connais pas grand-chose à la politique. Je m’intéressais davantage à ses livres.
— Voilà qui me paraît prometteur. Cela rajouterait une dimension supplémentaire.
— Pour vous, mon livre devrait être politique ?
— C’est vous qui décidez, naturellement », répondit Granville avec tact. Alice vit tout de suite qu’il n’en pensait pas un mot. Il voulait un livre auquel elle n’avait même pas encore pensé. « Évidemment, le fait qu’elle ait été assassinée en ferait un ouvrage commercial. Voulez-vous que j’appelle tout de suite Harriet ?
— Oh, non ! Je vous en prie, n’en faites rien. J’aimerais d’abord y réfléchir davantage. Il y a beaucoup de recherches à faire. Je veux savoir quel genre de livres écrivait Eleanor, par exemple.
— Je croyais que vous le saviez déjà.
— Non. Elle refusait d’en parler, et je n’ai pu les trouver dans aucune bibliothèque. » Les yeux baissés sur ses genoux, Alice se disait qu’elle s’était bien mal préparée, et que son idée était en fait née de son désespoir. « Je trouvais Eleanor gentille, maternelle. Mais elle ne s’était pas laissé vaincre par la vieillesse. Nous avions commencé une série d’entretiens au magnétophone. Je n’avais pas d’idée bien précise. Je me disais qu’il en sortirait peut-être quelque chose, mais rien n’était encore défini. Nous n’avons pratiquement pas parlé politique, sauf à un niveau très général. Elle ne m’a pas paru politisée au sens où vous l’entendez. Elle se sentait simplement concernée par ce qui se passait dans le monde. Il me semblait que nous avions quelque chose en commun : nous vivions toutes les deux dans une région d’Angleterre contaminée par les retombées, et nous nous faisions du souci pour l’avenir. Depuis j’ai fait la connaissance de son fils, qui m’a donné la permission de fureter dans ses affaires. Alors je me suis dit : une fois que j’aurai trouvé ses fameux livres, que je les aurai lus et que j’aurai pu transcrire mes cassettes, j’en saurai un peu plus sur elle et sur le genre de livre que je pourrais en tirer. »
C’était un peu boiteux. Elle regrettait de s’être lancée dans des explications. Elle n’aurait pas dû en parler si tôt à Granville ; mais sans Eleanor, elle n’avait plus personne à qui se confier. Quand l’idée d’un livre mûrissait dans sa tête, il fallait toujours qu’elle en parle à quelqu’un. C’était sans doute la véritable raison de sa visite à Harriet, même si elle n’en avait pas eu conscience sur le moment. Le métier de Granville était de gérer les affaires des écrivains, mais il ignorait tout de leurs besoins réels pendant la période de gestation d’un livre. Son sourire compréhensif était contredit par le mouvement incessant de ses yeux et de ses mains. Peut-être le mettait-elle mal à l’aise. Peut-être trouvait-il son exposé boiteux, lui aussi ; ou bien cet autre écrivain lui avait déjà fait une proposition, genre journalisme d’enquête révélant une quelconque conspiration en haut lieu.
Cette idée l’arrêta. Une enquête… ?
« Donc, vous verriez une biographie ? dit Granville.
— Oui. Littéraire, je pense. »
Mais elle sentait déjà le livre changer de forme dans sa tête. Il ne lui était encore jamais venu à l’idée qu’Eleanor ait été victime d’autre chose que d’un meurtre, certes sordide, mais sans ambiguïté.
« Naturellement, vous êtes connue pour cela.
— Je le serai peut-être si j’arrive à faire publier Six femmes combatives. »
Dans sa tête elle se disait : Pourquoi l’a-t-on tuée ?
On n’avait rien volé chez Eleanor, comme quand les hommes de main de Stackpole s’étaient introduits chez elle. Eleanor avait été militante, écrivain. Sa mort avait eu un retentissement suffisant pour qu’on l’annonce aux informations nationales. Eleanor était-elle plus célèbre qu’elle ne le pensait ? Alice savait vraiment peu de chose. Obsédée par ses propres petits problèmes, vaguement séduite par un projet de biographie, elle était passée à côté de l’essentiel !
— Ce client dont vous parliez… Celui qui est lié au C.N.D. Vous a-t-il dit autre chose sur Eleanor ?
— Je ne crois pas.
— Il n’aurait pas, par hasard, l’intention d’écrire un livre sur elle ? »
Granville la regarda bien en face, et Alice vit son visage se colorer de rose.
« Alice, je crois que je n’ai pas été très perspicace. Je sais ce que vous pensez. Non, il est sur une autre affaire. Je n’aurais pas dû vous en parler.
— Au contraire, je vous en remercie. Croyez-vous qu’il m’aiderait ?
— Je suis sûr qu’il en serait enchanté. Je vais vous donner son numéro de téléphone. Il s’appelle Thomas Davie. » Granville pécha un carnet d’adresses dans le tiroir de son bureau, inscrivit un nom et un numéro sur un bout de papier et le lui tendit. « Il a simplement fait un commentaire en passant. Si vous voulez savoir, c’est moi qui lui ai parlé de vous.
— Ah bon ?
— Je pensais qu’il avait peut-être de l’expérience en matière de manuscrits saisis. Il m’a dit que le C.N.D. avait été plusieurs fois victime de telles mesures par le passé, mais qu’il n’avait jamais entendu parler d’un auteur interdit de publication. Il m’a paru impressionné. D’après lui, c’est un grand honneur.
— Vous lui avez dit qu’à mon avis il y avait erreur ?
— Non… J’essayais de lui faire dire ce qu’il savait.
— Il s’agit bien d’une erreur, n’est-ce pas ?
— Naturellement. Pour moi, il suffit à présent d’attendre qu’ils s’en aperçoivent, ou qu’ils soient disposés à le reconnaître. »
Un peu plus tard, Granville la présenta à la comptable de l’agence et on lui remit son chèque. Alice le glissa dans son sac en s’efforçant de faire bonne figure, mais en vérité, maintenant qu’il était là, il lui posait des problèmes. Après tout, ce n’était que de l’argent, la solution provisoire à un certain nombre de problèmes pratiques. Quand elle recevait un chèque, elle avait toujours la même réaction : avant qu’il n’arrive, tout en dépendait, mais dès qu’elle l’avait en main, tout son enthousiasme retombait ; elle se disait que tout ce qu’elle allait en faire, c’était le dépenser.
Elle alla l’encaisser dans la première banque venue. Elle avait un compte dans une agence de la Barclays Bank, à Ramsford, et il aurait été plus rapidement porté à son crédit si elle l’avait déposé là-bas le lendemain ; mais l’idée de se promener avec un tel chèque en poche l’emplissait de crainte superstitieuse. Elle en profita pour retirer du liquide. Comme il lui restait beaucoup de temps avant l’heure du train pour Ramsford, elle alla dans les quartiers ouest faire un peu de lèche-vitrine. Elle se rendit tout d’abord à la toute petite librairie marxiste dans Charing Cross Road. Elle passa une demi-heure à inspecter les rayons, mais rien qui soit signé d’Eleanor Traynor ; rien non plus de Thomas Davie. (Un de ses livres était sorti en format de poche, mais d’après le vendeur, il n’était plus disponible.) Alice fit l’acquisition d’une série d’ouvrages récents portant sur le mouvement pacifiste et le lobby antinucléaire, puis s’offrit l’édition grand format du dernier roman d’Anne Tyler. Un peu plus tard, dans Oxford Street, elle s’acheta un jean, un chemisier, un ensemble, une paire de chaussures robustes et assez de collants pour tenir six mois. À la gare de Paddington, avant de reprendre le train, elle dépensa une petite fortune en magazines : Elle, The Tatler, Vogue et Private Eye. Elle ramena tant bien que mal tous ses paquets chez elle avec la sensation délicieuse d’être riche et de jeter l’argent par les fenêtres.